La réponse est NON. Les nombres non décimaux sont en réalité trop nombreux !
Donnons-nous une liste quelconque de nombres non décimaux compris entre 0 et 1. Par exemple, celle dont voici les cinq premiers éléments, rangés ici verticalement :
0 8 2 0 6 4 0 7 8 5 5 3 3 8 9 8 …
0 7 1 4 2 1 2 8 3 5 4 2 4 9 5 6 …
0 0 0 6 0 4 1 2 0 9 6 3 5 9 0 5 …
0 5 5 7 0 9 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 …
0 1 2 1 1 2 2 1 1 1 2 2 2 1 1 1 …
…
Il est alors possible de définir un nombre non décimal entre 0 et 1 qui ne figure pas dans la liste donnée. Pour le voir, avec l’exemple ci-dessus, recopions sur une ligne la suite des chiffres encadrés – suite qui se prolonge avec la donnée d’autres éléments de la liste :
8 1 6 0 2 …
À partir de cette suite, définissons-en une autre en convenant d’y remplacer chaque chiffre différent de 1 par le chiffre 1, disons, et d’y remplacer le chiffre 1 par le chiffre 2 :
1 2 1 1 1 …
Et considérons le nombre entre 0 et 1 dont l’écriture décimale est formée de la suite de chiffres ainsi définie après la virgule, à savoir :
0 1 2 1 1 1 …
Ce nombre n’est pas décimal et il ne peut pas figurer dans la liste donnée. En effet, nous l’avons défini de manière telle que son écriture décimale (qui est alors unique) diffère de chaque ligne de la liste, au niveau du chiffre encadré, précisément.
Quiz Pourquoi le nombre en question n’est-il pas décimal, à propos ? |
Ce procédé, dû au mathématicien Georg Cantor, s’applique à n’importe quelle liste. Aucune ne peut donc contenir tous les nombres non décimaux entre 0 et 1 !
Résumons : il existe des ensembles infinis qui sont équipotents à l’ensemble des nombres naturels – les multiples de 7 et les décimaux entre 0 et 1, par exemple – et il en existe qui sont de taille plus grande – l’ensemble des nombres non décimaux entre 0 et 1, et a fortiori celui de tous les nombres réels. Tiens, existe-t-il des ensembles de taille intermédiaire ?
Georg Cantor se posa la question à la fin du 19 siècle et explora l’univers des nombres réels pour dénicher un tel ensemble, sans succès. Il se résolut à affirmer qu’il n’en existe pas ; cette affirmation s’appelle l’hypothèse du continu. Comme il se doit, en bon mathématicien, Cantor en chercha alors une démonstration, sans plus du succès.
Un premier élément de réponse tomba en 1938 : Kurt Gödel démontra qu’il est impossible de démontrer la négation de l’hypothèse du continu. Autrement dit, il est impossible d’établir sa fausseté au moyen d’une démonstration. Est-elle pour autant vraie ? Pas nécessairement, et si c’était le cas, il resterait de toute façon à établir sa vérité au moyen d’une démonstration. Mais il s’avère que c’est également sans espoir : en 1963, Paul Cohen démontra qu’il est impossible de démontrer l’hypothèse du continu elle-même.
La valeur de vérité de certaines affirmations échappe manifestement aux mathématiques : on ne peut démontrer ni qu’elles sont vraies ni qu’elles sont fausses. De telles affirmations sont dites indécidables.
Ceci étant, rappelons qu’une démonstration s’appuie sur des connaissances de base. Et comme il faut bien partir de quelque chose, on ne peut pas exiger que celles-ci soient toutes démontrables. Aussi, la vérité de certaines n’est pas établie, mais seulement convenue ; on les appelle des axiomes. Dès lors, pour un système donné d’axiomes, quand il s’avère que des affirmations sont indécidables, rien n’empêche de chercher à compléter ce système de manière à décider quand même de la vérité de certaines de ces affirmations. C’est ce que les mathématiciens essaient toujours de faire, de nos jours, pour l’hypothèse du continu.
Démontrer qu’il est impossible de démontrer est un tour de force, qui nécessite de considérer les démonstrations comme des objets d’études des mathématiques elles-mêmes. La branche dédiée à cette étude est la logique mathématique. Peu de personnes savent que c’est avec les premiers développements de celle-ci qu’est née l’informatique.